Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Interview par Jérome Sens - 2000

23 avril 2008

Le sucre et la mort Delphine Kreuter interviewée

Le sucre et la mort

Delphine Kreuter interviewée par Jérôme Sans

Vous dites que vous jouez avec la vie et la mort. Qu'entendez-vous par là ? Est-ce une métaphore de l'acte photographique ?

Photographier c'est un jeu avec la vie et la mort. On fixe la vie, on la fige. Plus aucun développement dans le temps et dans l'espace n'est possible. Rien ne bougera plus. Alors que reste-t-il de cette vie ? Pas de futur dans l'éternité. Et comment la personne peut-elle rester une personne lorsqu'elle est devenue une image ? Elle devient plastique, figure, elle représente, elle « est », elle n'existe plus.

Et puis je fais tellement d'images que cela va vers un épuisement , de mon désir, assouvit un moment, ou de l'image elle même. Photographier jusqu'à ce que l'image « crève », s'ouvre, parle enfin, et moi avec elle. A chaque image ou centaine d'images faites, on ne sait jamais, on saute une barrière, on dépasse une de nos limites,  on comprend, on domestique quelque chose, dans l'image, dans la vie, et c'est comme un pas vers la mort, on se vide en trouvant des réponses. Mais elle sont toujours provisoires, on peut continuer, perpétuellement, à chercher. Cela m'apparaît comme une succession de morts.

Dans mort il y a déréalisation. Une image induit la mort. La lumière ça tue aussi, cela plastifie, cela rend faux ou vrai... La perfection et la mort cela va ensemble. Le sucre et la mort.

Dans votre nouveau travail  il y a plus de personnages que des objets. Des situations ou des narrations qui se développent en plusieurs images.

Dans le livre précédent, je voulais provoquer la résistance de la vie dans l'image en photographiant les personnes et les objets de la même façon. Dans ce livre , je fais le contraire, il y a plus de gens qui bougent, qui vivent , des personnes qui éclatent l'image, qui en sortent, tout en restant prisonnier de l'image. Parfois ils résistent. La résistance de la personne humaine libre dans l'image. IL n'y a quasiment pas de regards. Le regard est trop chaud. On le comprend, il est trop explicite, on risque de compatir. La photographie se situe plus dans les lignes, la forme, et non dans le regard qui est la vie. Les gens dans les images sont des lignes et des couleurs. On peut regarder n'importe quelle image comme une image abstraite. Cela m'a terrifié. Serait-ce une négation de l'homme et de l'humain dans la photographie ?

Mon travail est comme de la poésie... et mes photos sont comme des mots dans une phrase. Ils s'inscrivent . Francis Ponge choisit le pain et le réduit en miette pour le voir. Partir aussi de quelque chose de simple ou trivial pour voler dans les sphères poétiques.  J'ai eu l'impression de faire la même chose. Prendre un corps et l'ouvrir.. Fragmentation des corps, d'un objet ou dans le temps. Des éléments éclatés pris sous tous les angles et dans le mouvement. Ouvrir pour rentrer à l'intérieur. Déplier le corps et l'action. L'élément formel permet de rentrer à l'intérieur des choses. C'est presque un acte chirurgical. Au début le cadre était comme un cutter et j'étais agressive, il s'est transformé en scalpel. Demander à une personne de se mettre sur mon lit ou n'importe où et la photographier sous tous les angles. Je tourne autour d'elle et je m'approche très près. La caméra dans la main droite, la lumière dans la main gauche, l'une caresse ou brûle,  l'autre découpe. La façon de faire l'image compte parfois autant que l'image, résultat de l'acte. Sur chacune des personnes que je photographie on pourrait faire un livre. Des micro scénarios autour du développement d'une émotion. Certains racontent des histoires ou plutôt des situations qui se développent. La photographie seule ne suffit pas.

Ce sont un peu des «  cut up » selon le principe de Burroughs. Comment organisez-vous l'ordre ?

Cela fonctionne toujours par séquence avec une ironie à la fin. Cela va d'une croyance à une non croyance. On début on peut y croire. Du vrai au faux. Du mouvement à l'immobilité. La vie et l'image sont liées. Elles parlent l'une en l'autre. A la fin cela se retourne. Les images parlent plus de la mort. Une sorte de vague ou de progression vers l'arrêt et la mort. Les images parlent de plus en plus de l'image.

Quel est l'univers que vous photographiez ?

Au départ je photographiais ce qu'il y avait autour de moi, sur mon chemin, et aussi ma grand mère qui voulait bien jouer, et puis les gens m'ont demandé de les photographier. A force de répondre à ces demandes j'ai commencé à photographier d'autres personnes que mémé. J'écris de petites histoires, j'en tourne certaines. En Israël en voyant ces gamines avec leur M16 j'ai voulu développer quelque chose. Ce n'est plus du tout  aujourd'hui ma sphère personnelle. J'ai toujours écrit des histoires. Ce n'est pas mon intimité qui m'intéresse. Je ne dresse pas mon journal intime. Est-ce vrai ou non là n'est pas la question. Je construis de plus en plus mes images. Je laisse faire les protagonistes et je trouve quelque chose. Même s'ils croient ne rien donner, s'ils sont là il se passe forcément quelque chose, sauf si je ne les aime pas. Je ne leur vole rien, je les regarde vraiment.

Souvent votre approche est définit comme étant trash . Qu'en pensez-vous

Le but n'est pas le dégoût mais la beauté. Elever le regard, l'esprit. Ce qui m'intéresse c'est le ravissement. Photographier quelque chose de dégueulasse, c'est expérimenter l'image, sa magie. C'est intéressant. La photographie d'un soleil couchant ne peut fonctionner autrement que comme métaphore, cliché, élément du discours. En le photographiant on doit lui apporter une modification signifiante ou révéler autre chose que sa beauté. C'est la même chose pour quelque chose de sale. Cela provient d'un désir de refaire le monde en transformant ce qui est laid en autre chose, qui peut aller vers dieu. Faire mal avec une image n'a aucun intérêt. Ce qui est beau dans la vie donne de la force pour vivre, du plaisir, ou des informations. C'est du reportage. Ce qui est intéressant c'est l'apparition, faire apparaître. Un coucher de soleil fait du bien a tout le monde. A l'inverse, la beauté sauve le drame photographié. Un drame pour choquer, faire mal ne m'intéresse pas car on a mal dans la vie. On n'a pas besoin de moi pour cela. La photographie doit apporter autre chose : un ravissement. Sans avoir une approche moraliste ou didactique, je ne veux pas ouvrir les yeux sur des zones douloureuses mais plutôt élever le regard.

Quelles sont vos références dans votre travail ? Comment vous situez-vous par rapport à Nan Goldin, Larry Clark ou Wolfgang Tillmans ?

Mes références sont plus cinématographiques ou littéraires que photographiques. Avant de faire de la photographie, j'ai écrit un certain nombre de poèmes et d'histoires ou de pièces de théâtre que j'ai jouées dans la rue avec mes amis. Coups de cutter dans le texte, dans la phrase, fond et forme liés, et puis dans les pages de journaux féminins, pour faire des images abstraites.  L'univers de Jacques Tati m'a toujours intéressée, notamment son film « Mon Oncle ». Je me retrouve dans ses lignes, dans certains cadres.

Quand j'ai commencé à photographier je ne connaissais pas la photographie, je ne connaissais pas ces photographes. Ce n'est que plus tard qu'ils me sont tombés dessus. Chez ces trois photographes on peut retrouver un rapport au réel qui était dans mon premier travail. La réalité ne fut qu'un point de départ, ce que j'avais sous la main. De mes images abstraites vers le réel pour finalement les déréaliser et non pas témoigner de mon univers ou d'un univers. Qu'est ce qui nous reste ? Un témoignage ? Je m'en sors très vite. 

Quel est donc votre rapport au réel ?

Le réel n'existe pas. Tout est image (éclats de rire). Pousser le réel au maximum, il se retourne et devient imaginaire, si l'on s'approche trop il s'abstrait.  Peut-être parce que je ne suis pas capable de l'accepter. Reconstruire le réel en permanence. Amusons nous. C'est aussi une façon de ne pas se laisser détruire par tout ce qui vous entoure. Articuler les images sinon elles vous articulent. C'est le contraire du langage articulé. Les images gueulent dans ta tête sans que tu les comprennes et tu achètes un baril de Mir. Image très dangereuse. D'où l'insertion d'images de produits de consommation dans mon travail (Pepsi Cola...). L'inadéquation de ces images et de la réalité dans laquelle elles s'intègrent est tellement signifiante, tragique ou drôle. Les images publicitaires ou de mode rentrent dans nos têtes et nous font disparaître. L' image nous avale, avale notre liberté, si on n'est pas vigilent. L'image est forcément violente.

Le sexe est omniprésent dans votre travail.

Dans le sexe on retrouve cette lutte des pulsions de vie et de mort de la photographie. Le désir implique le futur qui s'oppose avec la photographie qui fige un instant.  Les gens sont heureux ou malheureux souvent en fonction de leur sexualité.

La présentation de vos photos à même le mur, façon poster est –ce pour éviter tout esthétisme et conserver un aspect brut  ? Une façon de s'affranchir de certains codes ?

Quand j'ai fait mon premier accrochage je n'avais aucune idée sur la manière de présenter mes photos. Je les aurais scotché au mur comme dans ma chambre ou je les aurais posé à même le sol. Ce qui m'importait était qu'elles se répondent, la discussion qu'elles entretiennent entre elles et du sens qui sort de ce montage. Elles pouvaient, comme elles le peuvent encore, être rayées si le négatif l'est, cela fait partie de la photographie. Je manque un peu de respect pour tout cela. Aujourd'hui je les contre-colle sur de l'aluminium, même si je me moque de la notion de qualité. Je ne me moque plus de la couleur du tirage , les textures sont importantes, mais je laisse toujours une part de hasard. Il n'y a pas d'originaux seulement des actualisations.  D'autant plus que maintenant je travaille en numérique et quasiment plus en argentique. Rien n'existe au départ.

Comment travaillez-vous ?

Je fais ce que j'ai envie de faire, beaucoup de choses jusqu'au moment où un lien apparaît entre ces différents travaux que je peux alors organiser dans une direction plus claire et l'approfondir, construire un ensemble.

Quel est votre prochain projet ?

On va voir.

Publicité
Publicité
Interview par Jérome Sens - 2000
Publicité
Publicité